Si vous consultez l’ouvrage de référence de Marie-Christine Bailly-Maître « Brandes en Oisans », vous lirez sans doute les propos suivants, concernant le légendaire
Castrum Sageti :
|
Ce Castrum Sageti ou château du Fayet se trouve quelque part sur la commune de La Garde en Oisans, mais sa localisation reste à établir. La paroisse de La Garde apparaît dans les textes dès le XIème siècle … Connue pour son prieuré dépendant de l’abbaye d’Oulx, elle occupe alors une position importante pour le contrôle des échanges vers l’Italie. Dans l’Antiquité et au Moyen Age, la vallée de la Romanche est une voie de passage stratégique, entre Grenoble et le col du Mont Genèvre.
La plaine du Bourg d’Oisans (alors Saint Laurent du Lac) est alors occupée par un vaste lac dont le contrôle et le péage ont dû permettre à la paroisse de La Garde de jouer un rôle majeur au cœur de l’Oisans, jusqu’à la grande débâcle de 1219. Il faudra probablement attendre le milieu du XIIIème siècle pour que le Bourg d’Oisans soit vraiment le chef-lieu du mandement d’Oisans, et la première description du Château de Saint Laurent date de 1339. Que disent les rares textes, qui précèdent la grande débâcle ? Au milieu du XIème siècle, Adam, seigneur du Briançonnais et maître du Castrum Sageti à La Garde, contrôle le passage et tout le val de Sarenne. En 1058, il fait donation de ses biens de La Garde à l’abbaye d’Oulx, renonçant à son pouvoir politique en Oisans, au profit de l’Eglise, et du comte Guigues le Vieux. |
Le plateau de Brandes n’est pas mentionné dans les textes de l’époque. L’Alpe d’Huez,
Alpe veti, parcouru par les pasteurs et leurs troupeaux, dépend alors du
Castrum Sageti. Quatre chartes du cartulaire d’Oulx s’intéressent au Château et à sa chapelle
« Beate Maria ». Les trois textes les plus récents donnent le toponyme
Fayeti et non
Sageti et confirment qu’il s’agit bien du même lieu. La motte castrale contrôle les paroisses d’Huez et de La Garde, le péage du lac, le droit de pêche de l’ensemble des cours d’eau (lac, Sarenne, et lacs du massif des Rousses), ainsi que les revenus des alpages. La question ouverte est donc de savoir où dorment les ruines du
Castrum Sageti. La toponymie actuelle et les prospections suggèrent l’existence de fortifications ou de résidences de périodes sans doute différentes, sur le territoire de La Garde. Deux sites en particulier,
La Tour au hameau de la Ville, et
Le Château à La Garde, pourraient être proposés.
L’objet de ce petit texte à présent est de vous faire part de mon hypothèse. Allons donc sur le terrain, observons l’environnement, regardons ce que nous disent les cadastres anciens et les archives municipales qui subsistent. Si vous partez du Bourg et empruntez le GR54, sachez que ce chemin parfois difficile, qui serpente dans les versants steppiques de la Romanche a une histoire ancienne. Autrefois bien mieux entretenu, il était parcouru par les habitants de La Ville et des Armentiers, qui se rendaient au marché du Bourg d'Oisans. Mais le cadastre de 1820 le répertorie comme
Chemin de La Tour. Lorsque vous arrivez au hameau de La Ville, vous verrez sur votre droite une maison ancienne restaurée dite "
La Tour". Là le GR se sépare de l'ancien
chemin de La Tour et poursuit à gauche vers le hameau de La Ville. Sur la droite, le vieux chemin partiellement empierré, abîmé par une coulée de terre, aboutit aux ruines de la vieille tour, dont le nom a traversé les siècles mais dont l'histoire s'est effacée des mémoires. De ces ruines ne reste qu'un énorme tas de pierres, avec en contrebas quelques fondations d'anciennes cahutes, au lieu-dit "
Les Vallons de la Tour" (toponymie datant du Moyen Age), en bordure de falaise, au-dessus de la plaine. Ce site est probablement le plus ancien de notre commune, comme l'attestent les actes notariés de vente de parcelles au cours des siècles. En 1450, cette tour est déjà mentionnée comme "
Grande Ruine". La tradition, par l'intermédiaire de J.H. Roussillon, signale au pied de la falaise, sous la tour, l'existence d'anneaux de fer pour l'amarrage des bateaux, hérités de la période du lac. Des anneaux auraient encore été vus vers les années 1950, par une bergère à la recherche de ses chèvres et des enfants en quête de cristaux. Le rocher, encadré de parcelles riches de terre légère et fertile, domine la plaine, surveille qui vient de Grenoble ou de Briançon. Compte tenu de cette position stratégique, de la facilité d'accès par l'ancien lac (point le plus bas), de la richesse des terres adjacentes, et de l'ancienne toponymie de la Ville (
Fageto aux XIème et XIIIème siècles,
Faye ou
Fayet au XIVème siècle,
Villa de Fayeto à la fin du XVème siècle), il est tentant de penser que ces ruines au passé muet étaient le légendaire
Castrum Sageti.
Imaginons ces jardins suspendus entre roc et ciel, aujourd'hui encore riches de pommes et de prunes, cultivés tous ces siècles sous le soleil d'Oisans, terres précieuses par leur faible déclivité, dans une paroisse où le plat est rare et convoité, dans ces pentes de gorges et de ravines. Ce soleil si généreux que venaient s'accrocher des vignes entre lac et rochers, vin âpre et rare dans ce pays de montagne, liqueur de genièvre au ras de ces versants steppiques, tour à tour riches d'orchidées, d'armoises, de lavande et d'hysope. Entendons le murmure du vieux lac fantôme, entre aigue marine, bleu, vert et ardoise du Vénéon, Romanche et torrents du bassin versant, qui venait battre les flancs du rocher, et les barques amarrées proches. Songeons à ces seigneurs anciens, qui avant la venue du premier Dauphin, firent leur cette terre de rochers et de pentes, bordée par le haut et le bas par des lacs, construisant leur pouvoir par le contrôle et le péage de ce lac ("
avec le droit de passage sur le lac partout où besoin serait") à dimensions et profondeur variables, mais présent depuis l'Antiquité ? Ce lac, aux eaux poissonneuses, qui donna son nom au Bourg et fit la richesse de la paroisse de La Garde ("
du haut de ces rochers qui garde et veille"), avant de se vider en grand fracas et grand malheur, en 1219, emportant dans sa rage une partie de Grenoble, et déversant son tumulte jusque dans la mer lointaine, a-t-il été rapporté. Là commença certainement le déclin de cette ancienne motte castrale, et par là même le déclin de La Garde. Puis le pouvoir delphinal s'imposa dans le secteur, notamment à Saint Laurent du Lac qui sera, à partir du XIIIème siècle, le siège du mandement d'Oisans. Plus loin dans le temps, songeons à ces vieilles légendes d'avant l'an mil, évoquant le passage tourmenté des sarrasins, pillards qui effacèrent les lieux chrétiens avant d'être à leur tour chassés, effacés des écrits, et que la mémoire populaire seule évoque encore ?
La Tour, avant d'appartenir à une seigneurie péagière de l'an mil, fut-elle cette tour sans porte ni fenêtre, au cœur de cette vallée profonde des Alpes, qui dominait le lac, où un émir sarrasin jeta en grand fracas ses trésors de rapine, avant de périr vaincu par les Francs ?
Que penser alors du lieu-dit
Le Château à la Garde, qui surplombe au nord-ouest l'ancien prieuré ? Il apparaît plus tard dans l'histoire, au milieu du XIIème siècle dans le Probus, comme localisation d'une pièce de bois :
medietatem Rovoyrie in Castello (actuellement la Rivoire),
Castellum au milieu du XIIIème siècle, puis aux XVème et XVIème siècles :
item loco dicto el Chatel, alors que
La Tour n'est plus que grande ruine. Il domine de 400 mètres à l'ouest la plaine du Bourg d'Oisans et à l'est la vallée de la Sarenne. Plus haut que
La Tour, l'accès par le lac ou la plaine est moins aisé. Le relief naturel, fait de bancs de schistes feuilletés, a été aménagé et terrassé. Un petit bâtiment ruiné (dit chapelle de la Madeleine) occupe le centre du site. Cette chapelle, citée en 1497, apparaît sous le vocable
Capelle Beate Mariae-Magdalenes. La trace de deux autres constructions se remarque au sud-ouest. Un ancien chemin rural dessert le site. Peut-être faudrait-il rapprocher ce site et sa chapelle au hameau disparu de
Magdalenam, recensé lors de l'enquête delphinale de 1339 ? La confrérie de Sainte Marie-Madeleine installa avant le XIIIème siècle des établissements hospitaliers dans toutes les Alpes, servant comme maladrerie ou maison de refuge. Une chapelle, dédiée à Sainte Marie-Magdeleine y était souvent attenante. De plus, ces lieux où s'implantèrent ces hôpitaux furent appelés Madeleine ou la Madeleine.
Il reste difficile de reconstituer l'historique de ces châteaux, sans fouille archéologique plus détaillée. Les archives de la commune ont pour la plupart disparu. Le passé de La Garde, pour cette période du Moyen Age se trouve peut-être en partie dans les écrits archivés à l'abbaye d'Oulx. La véritable histoire de ces sites muets reste à découvrir et écrire par les spécialistes de ce domaine.
Et quand le soir venant, je vais m'asseoir sur le rocher, lorsque la brume voile les maisons d'en bas, que les lumières s'allument et que la rumeur du Bourg s'apaise, je songe à ce passé qui dort sous les pierres, à ces murmures de légendes que plus aucun vieux ne raconte, à ces générations d'enfants Gardillons, qui, en venant garder les chèvres, ont cherché le trésor, sans jamais le trouver, parmi ces pierres muettes. Et je regarde ces pistes de bêtes, ces vergers abandonnés, encore riches de pommes savoureuses, ces prairies éventrées par les sangliers. Et j'observe dans ce nouveau silence, ces chevreuils et chamois qui remplacent les chèvres, et repeuplent ces parcelles, et ces marmottes en contrebas, derniers guetteurs que rien ne vient déranger. Et mes yeux se perdent dans le ciel, charmés par la ronde des rapaces, nouveaux seigneurs de ces rochers, bercée par leurs cris…
Et je rêve …